28 – INNOCENTES OU COUPABLES ?
Fandor, qui venait de s’éveiller, criait :
— Je meurs de faim.
Il était environ neuf heures du matin.
Juve s’était empressé de ramener l’infortuné journaliste à son domicile, rue Richer, afin de lui prodiguer les premiers soins.
À l’examen rapide auquel s’était livré Juve, tandis qu’avec l’aide de la concierge de Fandor il étendait le journaliste sur son lit, le policier s’était rendu compte que les blessures n’étaient que superficielles. Çà et là, sur le front, sur les mains, c’étaient de simples écorchures. Fandor avait autour des tempes quelques traces de brûlures, c’était tout. Ce qui frappait l’inspecteur de la Sûreté, c’était la fatigue des traits du visage, le pincement des narines, la contraction des lèvres aux commissures.
Fandor était rapidement revenu de son évanouissement, il s’était aussitôt endormi, et Juve avait renoncé à l’interroger pour le moment.
Sur ces entrefaites, un médecin que Juve avait fait appeler, était arrivé.
— Si nous ne nous trouvions pas en présence d’un Parisien, d’un homme libre, ayant de l’argent, avait déclaré le médecin, je serais tenté de supposer que ce malade souffre surtout d’inanition.
— J’ai faim, j’ai faim, hurlait toujours Fandor.
— Ma foi, il n’y a pas lieu de le contrarier. On pourrait lui donner quelque chose de léger… une tranche de jambon, par exemple…
Le docteur n’acheva pas.
— Ah ! ça, non, par exemple, s’était exclamé Fandor, tout ce que vous voudrez, mais pas de jambon. Du jambon, non, merci, j’en ai ma claque.
— Eh bien, une aile de poulet, alors, un consommé…
— Vous savez, s’il est vrai que j’ai faim, n’oubliez pas que j’ai également soif, terriblement soif, dit encore le jeune journaliste.
— Enfin, docteur ?
— Eh bien ! monsieur, moi je trouve que cela va parfaitement bien. Notre malade s’est nourri de fort bon appétit, voilà qu’il dort de nouveau, maintenant. C’est l’effet naturel de la digestion sur une personne affaiblie, mais tout me porte à croire que d’ici demain M. Fandor ne se ressentira plus de cette indisposition. Toutefois, il était temps de le nourrir, car il me fait très nettement l’effet d’avoir failli mourir de faim…
Juve se croisa les bras, marchait de long en large dans la pièce en hochant la tête :
— C’est ça que je ne puis comprendre. Pourquoi Fandor est-il resté sans manger ?
— Lorsque vous êtes descendus tout à l’heure, monsieur l’inspecteur de la Sûreté, n’avez-vous pas appris de nouveaux détails sur cet effroyable accident qui a failli vous coûter l’existence, ainsi qu’à votre ami ?
— Ma foi, docteur, pas grand-chose. Je sais simplement qu’on n’a pas à déplorer d’accident grave de personne, ni de mort. Les blessures éprouvées sont insignifiantes. Quant à savoir ce qui a provoqué cet accident ou, pour mieux dire, cette explosion, j’ai une idée… une fuite de gaz a dû se produire et venir contaminer l’air dans le tunnel du Nord-Sud. Après l’explosion, en effet, une forte odeur de gaz d’éclairage persistait aux abords de la crevasse.
— Mais l’explosion, demanda le docteur, comment se serait-elle produite ?
— Une étincelle a évidemment suffi à mettre le feu.
— C’est une bénédiction, s’écria le docteur Gast, qu’on n’ait pas à déplorer un drame plus terrible.
Sur ce, le jeune médecin était allé faire ses visites. Il avait promis de repasser dans la soirée.
Tandis que le policier, après avoir refermé la porte, revenait tranquillement dans la direction de la salle à manger, il entendit siffloter une marche joyeuse. Étonné, Juve s’avança doucement jusqu’à la chambre de Fandor. Le policier ne put retenir un cri de stupéfaction.
Le journaliste était debout, en bras de chemise. Un pied sur une chaise, il laçait son soulier.
Juve fronça les sourcils :
— Ah ça, tu es fou ? Te lever dans l’état où tu es ?
— Dans l’état où je suis ? vous voulez plaisanter, je me porte comme le Pont-Neuf, et puis j’aime à croire que ce n’est pas le moment de se dorloter au lit. Tout à l’heure, je n’ai voulu avoir l’air de rien devant ce morticole que vous avez amené pour me faire passer de vie à trépas, mais puisque l’animal n’a pas réussi… pas du tout même, il va bien falloir vous expliquer, nous expliquer, Juve.
— Ma foi, mon cher Fandor, puisque tu ne veux pas être malade, faisons donc comme si tu étais bien portant. Pour ma part, je n’y vois point d’inconvénient.
Fandor passa dans la salle à manger où traînaient des restes de son léger repas et, s’armant d’une fourchette, il piqua une aile de poulet.
Lorsque Fandor eut achevé :
— Ah çà ! Juve, d’où sortez-vous, demanda-t-il.
— C’est plutôt à moi de te le demander, s’écria le policier.
— Moi, dit Fandor, ça n’a pas d’importance. Vous, au contraire…
— Écoute, Fandor, fit-il, c’est moi le plus ancien, il faut m’obéir. Au surplus, j’ai besoin de savoir exactement ce qui t’est arrivé avant de pouvoir comprendre quelque chose à mes propres aventures… Commence.
— Non, je vous écoute, déclara simplement Fandor en attaquant la carcasse du poulet.
***
Deux heures plus tard, tout devenait clair.
L’abominable bandit, probablement depuis fort longtemps, avait décidé de s’emparer du fameux diamant rouge appartenant au roi de Hesse-Weimar. Mais, comme il savait que ce merveilleux joyau était d’un placement difficile et qu’en réalité il ne pouvait être vendu qu’à son propriétaire, ou revendu à ce propriétaire, si d’aventure on le lui dérobait, Fantômas avait dû décider de s’emparer au préalable de la personne du roi, de voler ensuite le diamant et de ne le rendre au souverain qu’en échange de sa liberté et en échange aussi d’une grosse somme d’argent.
Fantômas avait-il eu l’idée, lorsqu’il assassinait Susy d’Orsel de faire appréhender le roi sous l’inculpation de meurtre, pour se donner ensuite les gants de le tirer d’affaire ? C’était assurément le premier projet du bandit !
Ce programme avait été contrarié par la venue de Fandor accompagnant le roi chez la demi-mondaine, mais Fantômas, loin de déplorer ce contretemps, en avait éprouvé une extrême satisfaction, car il allait faire coup double : s’emparer du souverain, l’enfermer dans la cachette des Fontaines chantantes et, en outre, faire retomber sur Fandor l’inculpation de l’assassinat.
Les circonstances en avaient décidé autrement.
Deux points restaient à éclaircir.
Quel était le rôle exact de Marie Pascal ?
Quelles étaient les intentions de Lady Beltham, alias la grande-duchesse Alexandra ?
Juve irait à l’Améric-Hôtel, Fandor rendrait visite à la dentellière.
Les deux amis en étaient là de leur conversation lorsque soudain des coups violents répétés furent frappés à la porte, en même temps que la sonnette de l’entrée carillonnait furieusement.
— Je vais ouvrir, dit Juve, puis s’effaçant pour laisser passer le visiteur :
— Vous ? s’écria-t-il, vous ici ?
— Moi-même Wulfenmimenglaschk !
Wulfenmimenglaschk avait l’air radieux.
— Eh bien, monsieur Juve, que dites-vous de mon flair ?
— De votre flair ? interrogea froidement l’inspecteur de la Sûreté, je ne comprends pas !
Le chef de la brigade des recherches de Hesse-Weimar, qui considérait fixement Juve de ses gros yeux pétillants, expliquait en se rengorgeant :
— Ah ! vous avez cru, peut-être, que vous alliez vous débarrasser de moi et que j’étais bien « semé » sur le trottoir de la gare du Nord-Sud, lorsque vous êtes parti avec le train ? Mais Wulfenmimenglaschk a plus d’un tour dans son sac, monsieur, et je suis précisément arrivé sur le lieu de l’explosion au moment où vous jetiez une adresse à un mécanicien de taximètre, en emportant avec vous un cadavre…
Mais Wulfenmimenglaschk poursuivait :
— Tout en notant cette adresse sur mon calepin, je m’occupais d’aider au sauvetage des malheureuses victimes de l’explosion, et j’ai fourni à ce sujet des explications très précises à plusieurs personnes qui se trouvaient dans mon voisinage…
— Vraiment ? fit Juve, vraiment ?
— J’ai d’ailleurs été renseigné moi-même, pendant mon enquête, par une personne qu’il vous aurait sans doute fort intéressé de retrouver sur les lieux de l’accident, car j’aime à croire que vous la recherchez toujours ?
— De qui voulez-vous parler ?
— Mais, s’écria Wulf, parmi les personnes échappées au sinistre se trouvait ce malheureux après lequel vous m’avez fait courir…
— Fantômas ?
Wulfenmimenglaschk rectifia :
— Fantômas ? Je ne crois pas… Fantômas, non, mais l’Homme Primitif, ce vieillard vêtu de blanc que vous appelez… que tout le monde appelle Ouaouaoua.
— Et vous l’avez laissé partir ?
— Oh ! je l’ai laissé partir, poursuivit Wulfenmimenglaschk d’un air suffisant, c’est-à-dire que, évidemment, je l’ai laissé partir, mais je sais où il demeure, il m’a donné son adresse…
— Ah ! voilà qui nous fait une belle jambe !
Et Juve grommela :
— Décidément, c’est la guigne… L’audace de ce Fantômas… Tout de même, quand je pense que cet imbécile…
Juve, en prononçant ces mots, foudroyait du regard Wulfenmimenglaschk, mais ce dernier brûlait de parler :
— Je veux bien vous confier quelque chose : le roi repart ce soir pour Glotzbourg ; nous en avons ainsi décidé… Mais, avant ce départ, je vous jure bien, monsieur, qu’il se sera passé un événement formidable…
— Quoi donc ?
— D’ici là, monsieur, nous aurons arrêté le coupable.
Un léger bruit fit se retourner Wulfenmimenglaschk. Fandor entrait dans la pièce.
— Ah ! mon Dieu, cria Wulfenmimenglaschk, il est là… qui est-ce ? c’est le roi… Au secours, au secours.
Wulfenmimenglaschk, en l’espace d’une seconde, avait accumulé sur la table, entre lui et Fandor, tout ce qu’il avait pu trouver comme chaises, coussins, menus objets et, tandis que Juve partait d’un grand éclat de rire :
— Ah çà ! mais cet imbécile est en train de démolir tout le mobilier !
Et le stupide chef des recherches de la police de Hesse-Weimar, au comble de l’épouvante, jetait des regards affolés de tous les côtés, cherchant à découvrir une issue, cependant qu’il palpait fébrilement ses poches, comme avec l’espoir d’y trouver une arme.
Wulfenmimenglaschk, n’ayant pu prendre son revolver, venait de passer entre ses doigts les anneaux rigides de son coup de poing américain, mais en même temps il s’embarrassait dans les menottes perfectionnées qu’il portait toujours autour de ses poignets, et il était si ému qu’il se prenait à son propre piège et se prenait les deux mains dans le cabriolet sans parvenir ensuite à s’en dépêtrer, malgré tous ses efforts.
Le policier et le journaliste eurent pitié du malheureux Wulf. Ils esquissèrent le mouvement de s’approcher de lui, mais Wulfenmimenglaschk s’était mis à hurler :
— Au secours ! au secours ! Ah ! ne me tuez pas !
Le malheureux, en proie à une épouvante croissante, était parvenu enfin jusqu’à la porte d’entrée. De ses deux mains jointes cependant par le cabriolet, il réussit à ouvrir, sortit avec une rapidité que l’on n’aurait pu soupçonner chez quelqu’un d’aussi corpulent.
— Juve ! le roi ! Fantômas ! vous aurez de mes nouvelles ! cria-t-il en dégringolant l’escalier.
***
— Mam’zelle Marie ! mam’zelle Marie ! entrez donc vous r’poser un instant dans ma loge !
La gentille dentellière, qui passait sous la voûte, accepta sans façon l’aimable invitation de la mère Ceiron.
La jeune fille acceptait de s’asseoir dans le fauteuil que lui présentait son hôte. À peine s’était-elle installée, qu’elle poussait un long soupir.
Il n’était encore que dix heures du matin et la jeune fille, les yeux rougis, le visage fatigué, semblait défaite.
— Faut pas en faire trop, dit la concierge, vous vous userez vite, à ce métier-là, mam’zelle Marie…
Mais la mignonne ouvrière hochait la tête :
— Ce n’est pas le travail qui me fait du mal, madame Ceiron, bien au contraire… J’ai de tels soucis.
— Contez-moi ça, ma petite ; si seulement je pouvais vous venir en aide.
— Ce sont toutes ces affaires, madame Ceiron, ces drames, qui me torturent.
Et la jeune fille qui avait éclaté en sanglots fit à la fausse concierge une confession pleine et entière : l’heure d’amour au Royal-Palace, puis ce Frederick-Christian qu’elle ne reconnaissait plus, puis les interrogatoires, ces gens de police qui ne la quittaient plus. On ne croyait rien de ce qu’elle disait. Peut-être se déciderait-elle à aller revoir ce policier que lui avait recommandé le souverain : ce M. Juve ?
La concierge, à ce nom, tressaillit.
Depuis quelques instants, la mère Ceiron avait ce nom sur les lèvres. Elle hésitait à le prononcer, préférant que l’idée vînt de la jeune fille elle-même.
Lorsque Marie Pascal eut dit ce nom, un éclair de joie, de joie sinistre, brilla dans les yeux de la mystérieuse vieille qui, pour l’ouvrière, n’était que la mère Ceiron :
— Faut pourtant vous faire une raison, ma petite, mais je crois tout de même que vous venez d’avoir une bonne idée. Certainement, vous êtes dans une affaire trop embrouillée, à votre place, moi, je m’en irais tout raconter à ce policier…
— N’est-ce pas ? interrompit Marie Pascal, c’est aussi votre avis ?
— Tout comme je vous le dis.
— Je n’oserai jamais retourner toute seule.
— Marie Pascal ?
— Madame Ceiron ?
— Marie Pascal, vous savez toute l’affection que j’ai pour vous, eh bien ! aussi vrai que l’on m’appelle la mère Citron dans le quartier, j’m’en vas vous le prouver ; ça me retourne les sangs de vous voir si malheureuse, ma petite… Tenez, donnez-moi deux minutes, le temps de mettre mon chapeau à fleurs et de prévenir la femme de ménage qu’elle tienne la loge en mon absence, et je m’en vais vous conduire moi-même au domicile de ce M. Juve… Si vous avez peur de lui, moi, je saurai bien la manière d’y causer.